La revue scientifique

La prise du fort de Vaux en juin 1916

Retour sur l’épopée

Par Martin Barros, Chef de la division des livres anciens et manuscrits au Département de la Bibliothèque du Service historique de la Défense.

Façade de la caserne du fort de Vaux. © Droits réservés

Ouvrage secondaire de la place forte de Verdun en 1914, le fort de Vaux est aujourd’hui un des lieux symboliques du champ de bataille de 1916. A travers les communiqués officiels et la presse, Français et Allemands ont suivi la résistance de la garnison, commandée par le commandant Raynal, du 2 au 7 juin 1916 face aux troupes de la 50e division allemande.

Dès 1916, le Service d’information de l’état-major français battit le récit héroïque de cette résistance. Dans les deux camps, différents acteurs du drame publient aussi leur témoignage. En 1919, paraît ainsi le journal du commandant Raynal qui vient conforter la version officielle. Mais quel crédit peut-on aujourd’hui accorder à ce récit ?

Un fort désarmé au milieu de la tempête

En 1914, le fort de Vaux est un fort intermédiaire. Sa mission est double : d’une part, il flanque, avec l’ouvrage de la Laufée, la ligne principale de résistance en direction des forts de Douaumont au nord et de Moulainville au sud ; d’autre part, il surveille les mouvements éventuels de l’ennemi dans la plaine de Woevre grâce à sa position dominante en bordure des bois et des côtes de Meuse. Mais, placé sur le replat d’un éperon, il ne voit pas les pentes qui l’entourent et où l’ennemi peut s’embusquer. Ces pentes sont sous la surveillance et les feux de retranchements d’infanterie et de batteries pour artillerie légère placées près du fort.

Construit en maçonnerie entre 1882 et 1884, le fort de Vaux comprend alors une caserne ouvrant sur la gorge par une cour, un rempart avec traverses et un magasin à poudre, le tout entouré d’un fossé revêtu et flanqué par des caponnières. Après la crise de l’obus torpille en 1886, sa protection est améliorée par l’usage du béton. En 1888, la caserne du fort est recouverte d’une couche d’un mètre de sable surmontée d’une dalle de béton de 2,5 mètres d’épaisseur qui doit la mettre à l’abri des nouveaux obus allongés chargés d’explosifs chimiques. En 1889, une nouvelle entrée et deux couloirs de liaison avec le rempart sont greffés à la caserne. Si la garnison du fort est ainsi protégée, son artillerie principale est déplacée dans des batteries à l’extérieur.


En 1904, de nouveaux travaux commencent avec l’établissement d’une casemate de Bourges pour deux canons de 75 mm de chaque côté de la caserne. En 1905, une tourelle cuirassée à éclipse pour deux canons de 75 mm raccourcis est ajoutée sur le rempart en avant de la caserne. Le tir des deux casemates et de la tourelle est dirigé depuis trois observatoires cuirassés placés sur le rempart. Le fort retrouve ainsi une action d’artillerie qu’il avait perdue.


En 1906, la défense des fossés est améliorée avec le remplacement des caponnières d’escarpe par trois coffres bétonnés dans la contrescarpe du fossé et par l’établissement de grilles défensives. Entre 1910 et 1912, des couloirs bétonnés viennent reliés les différents organes du fort, permettant une circulation à l’abri des obus fusants.

Contrairement à d’autres forts ou ouvrages de Verdun, le fort de Vaux, qui ne voit pas les pentes qui l’entourent, ne reçoit pas de tourelles à éclipse pour mitrailleuses. Celles-ci briseraient l’assaut d’un ennemi débouchant à peu de distance sur le glacis. Mais il a été estimé que les tirs d’appui du fort de Douaumont et de l’ouvrage de la Laufée serait suffisant pour compléter l’action des mitrailleuses sur affût de campagne dont dispose la garnison.


En août et septembre 1914, une succession d’échecs (Manonvillers, Maubeuge, Camp des Romains) décrédibilise la fortification en général, d’autant que la propagande allemande exagère les destructions obtenues par son artillerie lourde de siège. Le commandement français met alors en balance la résistance des fronts continus de tranchées et la chute rapide des forts. Par sécurité, il décide en octobre 1914 d’évacuer partiellement les munitions et les garnisons des forts dont ceux de Verdun. Le 18 février 1915, les dégâts causés par une douzaine d’obus de 42 cm tirés depuis le bois d’Hingry sur le fort de Vaux semblent confirmer la faiblesse structurelle des forts alors que les contrescarpes et magasin détruits sont en maçonnerie et non en béton.


En août 1915, le général Joffre obtient du gouvernement le passage des places fortes sous son commandement direct. Il peut dès lors puiser dans celles-ci les hommes, l’artillerie lourde et les munitions dont il a besoin pour ses offensives d’Artois et de Champagne. Verdun perd la moitié de ses pièces d’artillerie lourde. Désarmées, les casemates de Bourges du fort de Vaux ne flanquent plus les abords du fort de Douaumont. Les batteries surveillant les pentes autour du fort de Vaux sont aussi désarmées. Si les forts au nord de Verdun continuent de constituer officiellement une « ligne de repli », la destruction de ceux de la rive droite de la Meuse est étudiée dès septembre 1915.

Au déclenchement de l’offensive allemande, c’est ce dispositif de destruction du fort de Vaux que viennent charger l’officier d’administration Beuret et ses hommes dans la nuit du 24 au 25 février 1916. Le 26 février, Beuret ne peut exécuter l’ordre de destruction, son dépôt de détonateurs étant détruit par un obus. Il laisse alors le fort à la garde d’une compagnie de territoriaux, le général Joffre ayant donné l’ordre de défendre la rive droite.

Si le fort a été sauvé par les hasards de la guerre, il est cependant dans une mauvaise posture. En avant, l’armée française a évacuée la plaine de Woevre. Pris la veille par surprise, le fort de Douaumont ne bat plus les pentes autour du fort de Vaux. Abrités dans Douaumont et les ouvrages d’Hardaumont, les observateurs allemands dirigent à leur aise les tirs sur le fort de Vaux placé en contrebas. Un obus écrase le couloir d’accès à la tourelle de 75 mm. Les couloirs reliant la caserne aux observatoires sont aussi touchés. Le mur arrière du coffre simple et la façade du coffre double sont percés. L’entrée principale est obstruée et la contrescarpe du fossé de gorge détruite.

Les 9 et 10 mars 1916, la 9e division de réserve allemande (général Guretzky-Cornitz) tente d’enlever le fort et annonce même l’avoir pris, suite à une double erreur de transmission et d’observation. Mais ses assauts sont en fait brisés par les feux des mitrailleuses de la garnison et repoussés par plusieurs bataillons d’infanterie arrivés opportunément, alors que l’artillerie française matraque les renforts. Dans l’Illustration, un article illustré de photos prises par le Service photographique de l’armée permet au Service d’information du Grand Quartier général français de prouver que le fort est toujours français. Du 16 au 19 mars, une nouvelle tentative allemande échoue à son tour.


Dans les semaines suivantes, la 2e armée française tente de réarmer le fort et de reconstituer ses réserves de munitions et de vivres. Mais l’artillerie allemande encage le fort. Les corvées de vivres, de munitions, de matériel et d’eau sont massacrées entre Tavannes et Vaux. Elles ne parviennent donc pas à compenser les emprunts faits par les troupes de secteur dont les isolés et les relèves viennent s’entasser dans le fort faute d’abris dans les tranchées environnantes.  Le passage des relèves par le fort empêche la fermeture des brèches des coffres. Des mitrailleuses sont mises en batterie dans les casemates de Bourges que l’on ne peut réarmer avec leurs 75 mm.

Le fort de Vaux ne peut donc être remis en état de défense et sa garnison ne peut être correctement formée à sa défense, car dix commandants se succèdent dans le fort de mars à mai 1916 et autant de régiments d’infanterie différents, la garnison étant fournie par les divisions chargées successivement du secteur. Plus grave, le fort communique difficilement avec le commandement et l’artillerie de secteur : il n’y a plus dans le fort qu’un appareil de télégraphie optique, des pigeons et des fusées lumineuses, les lignes téléphoniques étant coupées et le poste de TSF détruit avec la corvée qui l’apportait.

C’est donc un commandement difficile pour ne pas dire une mission impossible que le commandant Sylvain Eugène Raynal (1867-1939) accepte en se portant volontaire pour commander le fort de Vaux où il arrive le 24 mai 1916. Officier de zouaves sorti de Saint-Maixent et supérieurement noté avant la guerre, Raynal a été trois fois blessé depuis 1914 et souffre de paludisme. Il a pour adjoint le lieutenant Hippolyte Alirol (1887-1928) qui commande la 6e compagnie du 142e régiment d’infanterie.

La semaine héroïque

Dès le 29 mai, l’artillerie allemande intensifie ses tirs sur le fort de Vaux qui appartient au groupement du général Lebrun (secteur de Thiaumont à Eix). Placées à vue directe des observatoires allemands, les tranchées autour du fort sont labourées par les obus. Elles sont tenues par le 2e bataillon (commandant Casabianca) du 101e régiment d’infanterie (colonel Lanusse) et le 2e bataillon (commandant Chevassu) du 142e régiment d’infanterie (colonel Tahon). Le 1er juin, la 50e division allemande (général Engelbrechten) resserre son dispositif en s’emparant de la digue de l’étang de Vaux et des retranchements R2 et R3 que ne flanque plus la casemate de Bourges du fort de Vaux. Terrés sur les pentes du fort que ni celui-ci, ni les observatoires d’artillerie français ne voient, les Allemands préparent leur assaut à l’abri.


Le 2 juin, l’assaut contre le fort est mené par la 3e compagnie (lieutenant Rackow) du 158e régiment d’infanterie et par les 3e et 4e compagnies (lieutenant Haase et Ewert) du 53e régiment d’infanterie. Sortant de leurs tranchées à 4h00, les fantassins allemands progressent à l’abri de l’obscurité et du barrage roulant d’artillerie et se glissent entre les pelotons français disséminés dans les restes de tranchées. Bien que tournés, ces pelotons résistent mais les réserves sortent difficilement des coffres du fort où elles s’étaient retirées pour échapper au bombardement pendant la nuit. Le capitaine Georges Tabourot (1881-1916), commandant la 7e compagnie du 142e RI, mène les derniers défenseurs avant d’être mortellement blessé. Sans l’appui de l’artillerie française dont les observateurs sont gênés par le brouillard, la résistance extérieure s’effondre en une heure. Raynal rend compte alors de sa situation par un premier pigeon.


Arrivés au sommet de la contrescarpe, les Allemands sont arrêtés par les tirs des coffres de contrescarpe dans les fossés. C’est alors qu’interviennent les pionniers commandés par les lieutenants Ruberg et Frollen. Aveuglant les créneaux des coffres au moyen d’artifices enflammés, ils font cesser leurs tirs. Les fantassins du 158e IR franchissent alors le fossé du front principal et s’installent sur le rempart, tandis que ceux du 53e IR traversent le fossé du flanc droit. Le détachement du lieutenant Alirol qui doit défendre les dessus du fort sort trop tard de la caserne où il est repoussé à coups de grenades par les Allemands qui en occupent déjà le sommet.

Pendant ce temps, les pionniers tentent de chasser les défenseurs des coffres à coups d’explosifs. Au coffre simple, le sous-lieutenant Rabatel se replie avec ses hommes par le passage passant sous le fossé. Au coffre double, Raynal ordonne au lieutenant Girard d’abandonner le coffre quand les Allemands y découvrent une brèche. La destruction des coffres n’ayant pas été préparées malgré l’existence des poudres nécessaires, les Allemands s’y mettent à l’abri des obus français qui tombent enfin autour et sur le fort.

Dans l’après-midi du 2 juin, l’ennemi tente de progresser à l’intérieur du fort en empruntant les deux gaines allant des coffres à la caserne. Si les Français n’ont pas détruit ces gaines, ils les ont barrées avec un premier obstacle plein suivi d’une barricade dotée de créneaux pour mitrailleuse. Malgré l’emploi d’explosifs, les attaquants sont repoussés, le lieutenant Ruberg étant blessé. A 15H00, Raynal envoie un second pigeon : « L’ennemi s’est emparé des coffres nord-est et nord-ouest. Je poursuis la lutte dans les gaines. Nombreux réfugiés et blessés. Officiers et soldats font tout leur devoir et nous lutterons jusqu’au bout ».


Le 3 juin à 5h00, un avion français constate, avant d’être abattu, que les Allemands occupent les dessus du fort. Ceux-ci tentent à nouveau de forcer les barrages établis dans les gaines. Les combats à la grenade sont acharnés. Le barrage de droite, commandé par le sous-lieutenant Albagnac, est perdu puis repris. Raynal envoie un troisième pigeon : « Situation inchangée. L’ennemi travaille sur les dessus et autour de l’ouvrage. Faire battre le fort par petits calibres. L’ennemi occupe en nombre nos anciennes tranchées de première ligne et les a renforcées ».

Pendant la nuit du 3 au 4 juin, les 53e et 158e IR allemands sont relevés par les 126e et 39e IR (colonel Glück et lieutenant-colonel von Gottberg). Dans le fort, ce sont les 9e et 10e compagnies du 39e IR qui s’installent sous les ordres du capitaine Gillhausen. Côté français, quatre compagnies des 53e et 298e régiment d’infanterie font une tentative en direction du fort mais elles sont stoppées par les mitrailleuses et contre-attaquées.


Le 4 juin, l’ennemi attaque à nouveau les barrages, accompagné par des pionniers dotés de lance-flammes. Les ventilateurs ne pouvant évacuer la fumée asphyxiante, Raynal doit faire ouvrir momentanément les embrasures de la caserne. Gênés eux aussi par la fumée, les Allemands progressent lentement dans les gaines où les défenseurs les contre-attaquent après un mouvement d’affolement. A la casemate de Bourges de droite, les défenseurs, dirigés par le sous-lieutenant Rabatel, abattent les porteurs de lance-flammes. Mais l’aspirant Buffet témoigne: « Une poignée de braves continue de soutenir le moral aux barrages mais la masse commence à faiblir ». A 11h30, Raynal envoie son dernier pigeon : « Tenons toujours mais subissons une attaque par les gaz et les fumées, très dangereuse. Il y a urgence à nous dégager … C’est notre dernier pigeon ». Dans l’après-midi, le sergent Bérard constate que la citerne est presque vide.

Dans la nuit du 4 au 5 juin, Raynal fait sortir une centaine d’hommes qui rejoignent en partie les lignes françaises. Parmi eux, deux télégraphistes vont installer une liaison optique au fort de Souville et l’aspirant Léon Buffet (1896-1966) va rendre compte de la situation du fort à l’état-major du groupement.

Le 5 juin, les Allemands attaquent les barrages aux deux débouchés de la caserne sur le rempart. Les porteurs de lance-flammes sont difficilement repoussés par les défenseurs qui perdent pied, notamment à gauche ceux conduits par le lieutenant Bazy. Raynal doit reculer sa défense jusqu’aux couloirs menant aux casemates de Bourges, perdant les magasins et les latrines du couloir de droite. Un dernier quart d’eau boueuse est distribué aux hommes.

Dans la nuit du 5 au 6 juin, l’aspirant Buffet et le sergent Fretté sont de retour au fort et annoncent une tentative de dégagement pour le lendemain matin. Les dessus du fort sont battus par l’artillerie française.


Le 6 juin à 2h00, deux compagnies du 238e RI et deux compagnies du 321e RI, sous les ordres des commandant Mathieu et Favre, attaquent effectivement à l’ouest et à l’est du fort. Quand l’artillerie française lève son tir, Raynal attend les secours au lieu de faire attaquer les mitrailleuses allemandes sur les dessus de la caserne. L’attaque française est brisée. Mais le 39e IR a dû engager sa compagnie de réserve. Dans le fort, le moral s’effondre. Une partie des hommes ne répond plus ni aux ordres, ni aux encouragements donnés par les officiers. Côté allemand, la situation n’est pas meilleure : le capitaine Gillhausen rend compte qu’il n’a plus que deux officiers, 119 hommes et 25 pionniers en état de se battre dans le fort, un obus français ayant tué plusieurs hommes abrités dans un coffre.

Dans la nuit du 6 au 7, Raynal réunit ses officiers et décide avec eux de rendre le fort, considérant que ses moyens de défense sont épuisés et que les secours ne viendront plus. Puis, il envoie par télégraphie optique un dernier message qui n’est pas compris et fait détruire les documents et une partie de l’armement.

Le 7 juin au petit matin, le lieutenant Benazet et le clairon Coste s’avancent dans la gaine ouest en portant un fanion blanc. Ils reviennent accompagnés par le lieutenant Werner Muller qui est arrivé avec des renforts. Mandaté par Gillhausen, Muller signe l’acte de reddition rédigé par Raynal. Après l’inspection des locaux, la garnison évacue entre 7h et 8h. A 16h00, la radio allemande annonce la chute du fort. Le communiqué français fera de même le 8 juin après l’échec d’une ultime tentative de dégagement.


Si la 50e division allemande est parvenue à s’emparer du fort de Vaux, elle est arrêtée dans le bois de la Lauffée, alors que les divisions voisines progressent plus à l’ouest en direction de Souville. Les 22 et 23 octobre 1916, le 53e IR bloque devant Vaux, l’offensive française qui reprend le fort de Douaumont. Mais le fort est finalement évacué dans la nuit du 1er au 2 novembre, avant que les pionniers du capitaine Rosencrantz fassent sauter la tourelle de 75 mm et les cloches d’observation. Le 3 novembre au matin, la 21e compagnie (lieutenant Diot) du 298e régiment d’infanterie entre dans le fort.

Quand l‘épopée l’emporte sur l’Histoire

Le commandant Raynal a respecté la consigne reçue « de tenir jusqu’à l’épuisement complet de ses vivres et de ses munitions ». Il l’a fait habilement en économisant sa garnison qui ne compte que 7 tués et 87 blessés, soit moins que Delvert défendant le retranchement R1.

S’il avait appliqué les règlements sur la guerre de forteresse, Raynal aurait-il pu faire mieux ? Raynal n’était ni artilleur, ni ingénieur mais fantassin. La seule visite de l’ouvrage de La Falouse avant sa montée au fort de Vaux n’a pu lui donner tout le savoir nécessaire à ce type de guerre. Cela l’amène à commettre quelques erreurs. La première est de ne pas avoir vérifié l’état de la tourelle de 75 mm que l’on disait détruite. Il aurait alors découvert que, si le couloir d’accès était effondré, la tourelle était en état de fonctionner, comme le constateront les Allemands après le départ des Français. La deuxième est de ne pas vérifier l’état des vivres et surtout de la réserve d’eau. La troisième est de ne pas préparer la destruction des coffres qui servent d’abris aux Allemands dès leur capture. La quatrième et la plus importante est d’avoir pratiqué une défense essentiellement passive. Ainsi, le 2 juin, il attend en vain l’intervention de l’artillerie française, faisant sortir trop tard le détachement Alirol qui ne peut déboucher sur la superstructure. Lors de la tentative de dégagement du 6 juin, dont il est prévenu, il attend l’arrivée de l’infanterie française au lieu d’effectuer une sortie dès que l’artillerie française lève son tir, ce qui aurait peut-être permis de faire cesser le feu des mitrailleuses allemandes postées sur le fort.

Si Raynal n’avait pas commis ces erreurs, le fort aurait-il été sauvé ? C’est peu probable. Faute de munitions et à cause de sa position en contrebas du rempart, la tourelle de 75 mm n’aurait pu servir à balayer les dessus du fort comme le fera celle de l’ouvrage de Froideterre le 23 juin 1916. L’encagement du fort par l’artillerie allemande dès le début de mars n’aurait pas permis de résoudre le problème de l’eau. La destruction des coffres aurait seulement obligé les Allemands à se terrer dans le fossé de façon certes moins confortable mais suffisante. Pour déployer une défense plus active, il eut fallu des officiers d’expérience. Or, les officiers du fort de Vaux sont issus de la troupe et n’ont pas été formé à la guerre de forteresse. L’officier commandant le génie, le sous-lieutenant Roy, est un officier d’infanterie récent que sa qualité d’architecte civil a fait désigner pour le fort de Vaux. Tous les officiers du fort montreront le plus total dévouement et le plus grand courage mais cela ne pouvait compenser une instruction insuffisante.

En fait, les petites erreurs commises par Raynal ne sont que la résultante de décisions prises bien au-dessus de lui. Le retard pris avant guerre dans le développement d’une artillerie lourde moderne et le mythe d’une guerre courte amènent Joffre à prendre en 1915 dans l’artillerie des places fortes pour alimenter ses offensives. La nécessité politique de ne pas abandonner Verdun oblige Joffre à ordonner en 1916 la défense de la rive droite de la Meuse après avoir fait préparer son abandon depuis 1915. Le sort funeste du fort de Vaux est écrit dès le début de la bataille. Les efforts des garnisons qui s’y succèdent de février à juin 1916 ne font que repousser l’échéance fatale. Pour sauver le fort de Vaux en 1916, il aurait fallu décider en 1915 les travaux d’amélioration que l’on exécutera dans les forts en 1917 et ne pas démanteler la place forte patiemment constituée entre 1874 et 1914.

Ces erreurs ou décisions malheureuses vont disparaître derrière le voile de la propagande puis de la mémoire reconstituée. Dès le 6 juin 1916, le service d’information du Grand Quartier général français fait diffuser un radiogramme où « le général commandant en chef adresse au commandant du fort de Vaux et au commandant de la garnison, ainsi qu’à leurs troupes, l’expression de sa satisfaction pour leur magnifique défense contre les assauts répétés de l’ennemi ». Il s’agit alors de faire taire ceux qui reprochent à Joffre de se désintéresser de la bataille de Verdun. Mais la presse s’emballe aussi bien du côté français que du côté allemand. Dans le Petit Parisien du 7 juin, on peut lire : « Quel spectacle que celui de la petite garnison du fort, résistant à tous les assauts […] Quel tableau plein d’horreur, mais aussi quel rayonnement de gloire ! Devant cette dépense extraordinaire d’héroïsme, il n’est pas un cœur français qui ne palpite d’émotion et d’orgueil ».

Au service d’information du GQG, le capitaine Henri Bordeaux (1870-1963), romancier connu et futur académicien, sent immédiatement qu’il tient le sujet d’un livre à succès. Dès le 25 août 1916, il présente à ses chefs le manuscrit d’un ouvrage intitulé Les derniers jours du fort de Vaux. Diffusé au profit d’œuvres caritatives, le livre est un succès dès l’édition de novembre 1916. Le récit à la fois héroïque et humain construit par Bordeaux sert de trame à la mémoire en construction une fois la guerre terminée. Dans le Drame du fort de Vaux, le commandant Raynal ne fait que conforter le récit héroïque qu’il propage, pendant les années 30, dans toute la France et même en Afrique du Nord, lors de conférence médiatisée et au ton patriotique.


C’est aussi cette épopée du fort de Vaux que diffusent les guides Michelin et les guides Frémont. Cette épopée a ses héros : le commandant Raynal, modèle de l’officier républicain proche de ses hommes, ses morts glorieux comme le capitaine Tabourot qui se défend jusqu’à sa dernière grenade, ses soldats intrépides, comme l’aspirant Buffet qui sort puis revient au fort porteur de nouvelles, et même ses animaux de guerre, avec le chien Kiki et les fameux pigeons, derniers liens entre le fort et la place de Verdun.

Cette épopée et ses héros sont gravés sur les deux plaques fixées sur la façade même du fort à la vue de tous les visiteurs. La première, posée le 24 juin 1929 par la société colombophile de Verdun, est à la gloire du dernier pigeon du fort de Vaux, symbole du dévouement de ce frêle oiseau bravant les explosions et les gaz pour porter l’appel au secours de Raynal. La seconde est celle posée par l’association des défenseurs du fort de Vaux, gardiens vigilants de la mémoire. Au milieu de l’anonymat du champ de bataille, elle affirme la résistance d’un petit nombre face à la marée ennemie et affiche les conditions glorieuses de leur reddition.


Certains tentent en vain de rétablir quelques vérités. Dans Die Tragodie von Verdun, 1916, Schwencke et Rehmann fournissent dès 1928 des éléments contradictoires, mais ce sont des ennemis dont les Français ignorent la prose. Dans son Verdun, 1914-1918, Jacques Péricard (1876-1944) produit en 1933 les témoignages de combattants qui ne concordent pas tous avec le récit officiel, notamment celui du lieutenant Borgoltz qui accède à la tourelle de 75 du fort de Vaux le 6 mars 1916. En 1938, le sous-lieutenant Paul Roy (1883-1970), acteur du drame, relève « plus d’une erreur, plus d’une exagération, plus d’un accroc à la vérité » dans ses Souvenirs du fort de Vaux. Dans le cinquième tome d’Histoire d’une vie publié en 1959, Henry Bordeaux avouera une version quelque peu différente de son récit de 1916. Mais le récit héroïque perdura au-delà même de la mort du dernier combattant du fort de Vaux.

Mais les vraies leçons du fort de Vaux ne sont pas perdues pour autant. Dès le 19 juin 1916, la 2e armée rédige les Enseignements à tirer de la défense du fort de Vaux. On y pointe « les causes qui ont déterminé la chute du fort » : le désarmement des casemates, l’abandon des coffres et de la superstructure et la pénurie d’eau. On affirme la nécessité d’une garnison permanente, d’un chef à la forte personnalité, de liaisons avec le commandement, d’un armement en état et de sorties souterraines menant hors du fort. On prescrit aussi d’expulser les éléments étrangers à la garnison, d’organiser la ventilation et de préparer minutieusement la lutte intérieure. Mises en application, ces mesures prouvent leur efficacité lors de la tentative allemande contre l’ouvrage de Froideterre le 23 juin 1916. Elles seront reprises lors des études préalables à la construction des ouvrages de la ligne Maginot.

En saillie dans le front, désarmé, mal appuyé par l’artillerie divisionnaire et muni d’une garnison hétéroclite et mal préparée, le fort de Vaux était condamné à tomber. Même émaillée d’erreurs, la défense du fort de Vaux offre de nombreuses pages d’héroïsme individuel dans les deux camps mais sans la distinguer des autres combats de Verdun. Si la défense du fort de Vaux, fait mineur quant à sa portée opérationnelle, est devenue un des points de fixation de la mémoire de la bataille de Verdun, c’est par la construction précoce d’une mémoire collective héroïque, d’autant plus vive qu’elle était et reste ancrée aux ruines du fort portant les stigmates des combats.

Bibliographie

  • Barros (Martin), « Le fort de Vaux et ses défenseurs. De la tragédie au roman national », in Revue historique des armées, n° 297, 2019, pp. 84-100.
  • Bordeaux (Henry), Les derniers jours du fort de Vaux. Paris, Plon-Nourrit, 1916.
  • Holstein (Christina), Fort Vaux. Barnsley, Pen and Sword Books, 2011.
  • Ministère de la Guerre, Les armées françaises dans la Grande Guerre, tome IV. Paris, imprimerie nationale, 1926.
  • Péricard (Jacques), Verdun, 1914-1918. Paris, Librairie de France, 1933.
  • Raynal (Commandant), Le journal du commandant Raynal. Paris, Albin Michel éditeur, 1919.
  • Roy (P. A.), Avec les honneurs de la guerre. Souvenirs du fort de Vaux. Paris, Grasset, 1938.
  • Schwencke (Alexander) et Rehmann (Martin), Die Tragodie von Verdun, 1916. Das ringen um Fort Vaux. Berlin, Gerhard Stalling verlag, 1928.